Le sourire d’Ariane Lavrilleux, remise en liberté après 48 heures de garde à vue, ne doit pas masquer que les journalistes d’investigation en France sont la cible des pouvoirs. En particulier, quand ils sont confrontés au Secret Défense. En quatre mois huit journalistes ont été entendus par la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure).
Anne Lavrilleux avait révélé dans un article du site indépendant Disclose en novembre 2021 que la mission de renseignement française « Sirli », entamée en février 2016 au profit de l’Égypte au nom de la lutte antiterroriste, avait été détournée par l’État égyptien. Celui-ci se servait des informations collectées pour effectuer des frappes aériennes sur des véhicules de contrebandiers présumés, à la frontière égypto-libyenne.
Violation du secret de la Défense nationale
Le ministère français des Armées avait porté plainte pour « violation du secret de la Défense nationale ». Désormais les autorités françaises sont déterminés à identifier la source de ces informations sensibles.
L’ONG Reporters sans frontières a condamné la perquisition et le placement en garde à vue d’Ariane Lavrilleux. « Nous craignons que les démarches de la DGSI ne portent atteinte au secret des sources », a déclaré l’organisation de défense de la liberté de la presse.
« Il y a une forme d’escalade dans les moyens mis en œuvre (pour obtenir des informations sur les sources des journalistes), qui elle-même est inquiétante », a estimé Paul Coppin, de Reporters sans frontières.
On peut comprendre, si l’on se place d’un point de vue militaire, des services de renseignement, qu’ils cherchent à identifier une source qui livre des informations sensibles. En revanche, la méthode employée : perquisition, garde à vue renvoie à des pratiques de régimes qui s’apparentent à des dictatures.
En réalité, aucun pouvoir ne peut se résoudre à ce que les médias remettent en cause son fonctionnement. La volonté de maîtriser et canaliser l’information remonte à la nuit des temps. Deux siècles et demi. Jusqu’à la Révolution française de 1789, le roi et l’Église catholique ne garantissent pas la liberté d’expression. Tout au long du XVIIIe siècle, le Siècle des lumières, des philosophes et des penseurs avaient demandé qu’elle soit reconnue.
La liberté de la presse se gagne chaque jour
La puissance des réseaux sociaux attise la crainte des services de renseignement de « fuites ». De nombreux confrères qui font de l’investigation ont été l’objet de pressions. Lors d’enquête sur des sujets sensibles, des journalistes azuréens ont été mis placés sous surveillance. Rien de plus aisé pour l’Etat que de profiter des outils électroniques ultra-performants.
Ces confrères préfèrent conserver leur anonymat car ils ne disposent pas de preuves. La justice et les journalistes se heurtent, depuis des décennies, au Secret-défense opposé dans de nombreuses affaires.
L’avocat et professeur de droit Bertrand Warusfel et spécialiste du Secret défense milite pour que la loi évolue. Il a confié à Ouest-France : « Le secret défense n’a pas pour but d’étouffer des affaires embarrassantes pour le pouvoir. Reste à graduer le moment où l’on classifie et celui où des tiers, un juge ou des familles de victimes par exemple, veulent avoir accès à ces informations. Le secret-défense est pourtant légitime, par exemple dans la lutte contre le terrorisme. Mais il est maintenu de manière abusive. Cela bloque l’action de la justice, empêche les victimes de savoir et, au final, nourrit la suspicion. L’administration n’a peut-être rien à cacher, mais par principe, ne veut pas montrer. Cela entretient les fantasmes et le complotisme ».
Une nouvelle fois, l’affaire Lavrilleux souligne l’impérieuse nécessité pour les journalistes de préserver l’éthique. « C’est défendre la liberté de la presse, son indépendance », précisait en mars 1944 le Conseil national de la Résistance. Près de quatre-vingt ans après, c’est toujours vrai !
Paul Barelli, vice pdt du CPM06, ex-correspondant du Monde à Nice