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Tunisie : Main-mise sur les médias pour un putsch constitutionnel ?

Par Amel Bejaoui, publié en février 2012


Après l’occupation de la sphère politique, l’espace public et institutionnel, la Nahdha, principale force dirigeante de la troïka au pouvoir, s’accapare les médias publics. L’hypothèse qui consiste à dire que nous sommes devant un coup d’état constitutionnel, semble, de ce fait, trouver la confirmation de sa justification.

Dans un communiqué diffusé lundi 23 janvier dernier, Ennahdha affirme son soutien à la liberté d’expression et considère que le procès de Nabil Karoui, directeur de la chaîne privée Nesma, suite à la diffusion du film Persépolis, n’est pas la meilleure solution pour faire face aux crises de l’identité ou aux problématiques liées aux valeurs du sacré.

Le jour même, et pour avoir filmé le procès, Chaker Besbes, journaliste de la chaîne de radio privé « Mosaïques FM », est arrêté et jugé dès le lendemain.

Auparavant et en date du 7 janvier, le premier ministre provisoire, Hammadi Jebali (islamiste), nomme, un samedi après midi et d’une façon unilatérale, des responsables à la tête des médias publiques, sans même consulter ses partenaires de la Troïka (CPR et Ettakattol), ni les structures concernées.

Entre-temps, l’ancien code la presse continue d’être appliqué, alors que le nouveau code élaboré dans un sens libérateur de la profession a déjà été adopté et entré en vigueur depuis le 2 novembre 2011.

Comme on peut le constater, tout autant que sur le plan politique, la Nahdha continue donc de faire dans un double discours pour ce qui concerne les médias et la liberté de presse et d’expression. Et son attitude envers les journalistes indépendants vient à chaque fois tordre le coup à des promesses qui se veulent rassurantes, mais qui dans les faits, le sont moins.



L’annonce des dernières nominations dans le secteur des médias publics, que le premier ministre islamistes s’obstinent à qualifier de « gouvernementales », est tombée comme une chape de plomb pour être ressentie comme étant une manœuvre de récupération de l’ « arme fatale » dans le dessein d’un putsh constitutionnel.

Sentiment largement partagé, au-delà même du champ médiatique, qui nous oblige à ce stade d’une transition qui se veut démocratique, de prendre le recul nécessaire. Recul par rapport aux bouleversements que vit la société tunisienne depuis la prise du pouvoir par la mouvance islamiste tant sur le plan médiatique, que public et même institutionnel.



Le champ médiatique



Il y a d’abord ce lourd héritage qui pèse encore sur les médias, longtemps à la solde d’un Etat-Parti, ex-RCD, pas tout à fait démantelé dans le secteur comme ailleurs. (1)

Il y a ensuite, le fait que, un an après, et maintenant que tout est devenu sujet d’actualité, une bonne partie des journalistes manque encore de professionnalisme.



Enfin -et ce n’est pas tout, mais rien que pour nous arrêter sur ce qui semble le plus important-, le secteur souffre, encore, d’un vide institutionnel. Toutes les revendications des journalistes à ce sujet, dont celles adressées au gouvernement provisoire, à travers le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) et de l’Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et de la Communication (INRIC) sont restées lettres mortes ! Ces revendications sont relatives à l’intégration de journalistes au chômage, à la mise en place d’une Instance de régulation du secteur de l’Audiovisuel, à l’amélioration des conditions matérielles, professionnelles et morales des journalistes, à la réforme de l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information…et surtout à l’indépendance du secteur dans son ensemble.



Résultats, les conseils de rédactions ne sont pas encore généralisés ce qui rend, par conséquent, difficile, la définition d’une ligne éditoriale qui permet de couvrir large et d’informer objectivement, tel que l’exige le nouveau contexte, dont la complexité est évidente.



Le champ public



Le champ public se distingue quant à lui par des mouvements incessants de protestations. Les mêmes revendications sociales pour lesquelles il y a eu révolution sont encore et toujours objets de sit-in, grèves et autres manifestations. L’emploi au profit des  chômeurs diplômés, fer de lance de la révolution, l’équilibre régional sur le plan économique, la justice en faveur des familles des victimes de la révolution et par conséquent une justice indépendante, constituent autant de raisons qui maintiennent la rue en ébullition.



Le tout, dans un contexte marqué par une grave crise économique à l’échelle du pays. L’éminent professeur, Chédli Ayari, nous avertit d’ailleurs que l’année 2012 risque d’être pire que celle de 2011, dont le taux de croissance est déjà de 0%.

Tout cela paraît normal pour le début d’une transition. Et les Tunisiens ont su faire preuve de patience durant presque une année, le temps d’organiser les élections du 23 octobre dernier, pour l’élection d’une constituante chargée de jeter les bases de la 2e République, essentiellement par l’écriture d’une Constitution qui garantisse les droits humains. Ce qui inquiète cependant les Tunisiens, assoiffés de libertés et de justice sociale, est l’apparition de groupes islamistes et autres salafistes qui, après la prise du pouvoir par la Nahdha, jouent un rôle fortement ressenti dans la restriction du champ des libertés.



Nombreuses, en effet, sont les tentatives de violation des espaces publics qui viennent s’ajouter à la pression ressentie sur la scène médiatique. Salle de cinéma pour la diffusion d’un film considéré contraire au valeur de l’Islam, sit-in de salafistes et menaces devant une chaîne de télévision pour diffusion d’un film jugé dans le même sillage, manifestation avec menaces de toutes sortes devant une autre télévision publique pour avoir critiquer le travail du gouvernement provisoire, interdiction de manifestations culturelles de rues, imposition de salle de prière dans des écoles et violation de l’intégrité de l’Université pour imposer le Niqab par des groupes étrangers à l’Institution universitaire.



On procède aussi, par ailleurs, à la mise en place d’écoles coraniques pour petites filles à qui on fait porter une sorte d’uniforme islamique, les couvrant entièrement, sauf le visage (pour le moment ?). On agresse et on intimide des femmes en pleine rue et au grand jour, à cause de leur mode vestimentaire, jugée anti-islamique et on tabasse des manifestants pour les libertés et l’égalité, etc. 

Le tout sans aucune intervention des autorités concernées et dans l’indifférence totale d’une troïka qui a du mal à fonctionner dans l’entente, encore moins dans la transparence.

 Son attitude passive tant devant les violences qu’envers les injustices sociales qui constituent pourtant l’urgence, en faisant fi des propositions tant ressassées par les experts pour une relance économique rapide, ne peuvent que nous inciter à prendre au sérieux l’inquiétude des Tunisiens quant à un détournement des objectifs de la révolution, avec comme ultime atout, les médias.



L’espace institutionnel



Outre la distribution des portefeuilles-clés des ministères en faveur de la Nahdha, -intérieur, justice, femmes, enseignement supérieur, etc…-, on constate que l’espace institutionnel lui non plus n’a pas échappé aux mêmes méthodes constatées sur le champ médiatique et public. Les groupuscules salafistes, soupçonnés de jouer un rôle au profit de la Nahdha, n’hésitent pas, là non plus, à faire la loi pour changer par exemple les délégués régionaux nommés durant le mandat de l’ancien premier ministre, Béji Caid Essebsi, et de les remplacer par d’autres qui appartiennent à la mouvance islamiste.



Ce qui s’est passé à la Banque Centrale de Tunisie, demeure, à lui seul, un exemple inouï en la matière.

Le Gouverneur de la première institution financière (BCT) en Tunisie, que la Nahdha a voulu remplacer par l’un des siens au moment de la mise en place du nouveau gouvernement provisoire, a subi, récemment, puis de nouveau, des pressions de la part d’intrus. Cerné pendant un peu plus d’une semaine par des personnes, dont la plupart sont étrangères à l’Institution, dans la tentative de le faire « dégager », le Gouverneur de la BCT se trouve à subir un « mouvement de contestation » qui étonne au-delà de la Centrale syndicale. C’est seulement le 22 janvier que le premier ministre provisoire daigne enfin l’appeler, mais tout juste pour lui exprimer sa sympathie devant le harcèlement qu’il subit !

 Rappelons juste que le responsable de la BCT a été maintenu à l’époque de la mise en place du gouvernement à majorité islamiste grâce à une grande mobilisation citoyenne, ainsi que la pression du FMI et de la Banque mondiale qui ont réagi de concert pour insister sur l’importance de l’autonomie de la BCT de toute tutelle politique pour la bonne gestion économique du pays.



Devant un tel constat, certainement pas assez exhaustif, on s’interroge surtout sur la source de légitimité qui accorde à ces groupuscules salafistes la liberté d’agir en plein jour, faisant fi de la loi et de ses Hommes au moment même où toute voix dissidente est très vite remise à sa place, si elle n’est pas attaquée ?! 

Voilà pourquoi près de 10000 personnes ont manifesté, le 28 janvier dernier, pour toutes les libertés.



Les journalistes entre revendication pour la liberté de la presse et retour de manivelle



Au vu de tout ce qui précède et devant une troïka (Nahdha, CPR et Ettakattol) qui a toujours du mal à fonctionner dans l’entente et qui paraît loin de vouloir agir dans la  transparence qu’exige la nouvelle règle du jeu de l’étape, les journalistes tentent d’accomplir leur mission d’informer devant ce qui s’apparente parfaitement à un retour de manivelle.



D’autant que les dernières nominations à la tête des entreprises de presse publiques font appel à des figures connues pour leur allégeance affichée à l’ancien régime, connu comme on le sait, pour avoir instrumentaliser les media à des fins de domination politique et économique. Ces nominations ont même concerné, -et c’est une première- des rédacteurs en chef.

 Cette décision est d’autant plus ressentie que les revendications pour lesquelles le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) avait déjà prévu le sit-in du 9 janvier dernier, devant le premier ministère, tardaient à venir.



Le RDV de la place de la Casbah, devient donc l’affaire de tous et prend de l’ampleur. Société civile, partis politiques et opinion publique se sont joints aux journalistes pour dénoncer l’attitude du nouveau gouvernement qu’on qualifie déjà de « méthodes despotiques ». Méthodes qui rappellent inévitablement les méthodes de l’ancien régime fraîchement « dégagé ».

Du déjà-vu, donc, clairement rejeté tant sur la forme que sur le fond car il vient surtout exacerber ce sentiment  légitime, que quelque chose se trame.



Tout y est, en tout cas, pour qu’on s’interroge sérieusement sur cette éventualité. Et la polémique qui a marqué la désignation du président de la commission chargée de l’écriture de la Constitution ne fait que conforter cette inquiétude. Cela s’est joué entre la Nahdha et Ettakattol, pour qu’enfin Mustapha Ben Jaâfar,  Président de l’ANC et chef de file d’Ettakattol, l’emporte après des tractations difficiles en coulisses. C’est que la Nahdha, qui a déjà tous les pouvoirs, ne veut toujours rien céder.

 

D’aucun sait, l’efficacité de l’arme médiatique au profit des pouvoirs politiques et/ou économiques. Les expériences tunisiennes, tant sous Bourguiba que sous Ben Ali, ont permis aux Tunisiens d’apprendre à déceler les signes avant-coureurs d’une quelconque stratégie de récupération à des fins politiques. 

Il faut être dupe, aussi, pour ne pas relever que cette décision tombe au moment même où la corporation, par la voix de son Syndicat, revendique l’ouverture des dossiers de la corruption dans les entreprises de presse ainsi que l’instauration d’une ligne éditoriale indépendante, comme impératif de transition médiatique qui coupe avec la main mise sur le secteur.



Faut-il rappeler, aussi, que même Moncef Marzouki, Président de la République provisoire (CPR), qui, du temps de son militantisme, dénonçait la censure et prônait la liberté absolue du Net, parle, dans une interview accordée récemment à une chaîne de radio privée, de la « nécessaire  ligne rouge » à prendre en compte.

Tout observateur est, de ce fait, en droit de s’interroger sérieusement sur les véritables visées de la Nahdha, principal acteur politique pour l’heure, par la manière et la rapidité de ces nominations, au moment où le secteur souffrent de plusieurs maux, de loin, plus urgents.



L’appel aux RCDistes comme élément stratégique



Samir Dilou, Ministre des droits de l’homme et de la justice transitionnelle et porte parole officiel du gouvernement, dans l’une de ses interventions récentes à l’Assemblée Constituante, a parlé de « même quatre ou cinq ans » en référence à la durée du mandat de l’actuel gouvernement, en contestation du terme « provisoire » utilisé à propos de ce dernier par les médias, les internautes et l’opinion publique !



Ces propos sont considérés comme étant une autre preuve que la récupération d’anciens porte-voix d’un système « dégagé » à feu et à sang, ne vise qu’ à assurer la durabilité politique de la Nahdha.

Le  tabassage de journalistes en plein exercice de leur métier, -méthodes qu’on croyait abolies- ,  n’en est-il pas une autre preuve qui vise à intimider les journalistes dans un but de mettre au pas les professionnels ?  

Et les menaces de morts à l’encontre des journalistes indépendants qui viennent se joindre à d’autres intellectuels, artistes et autre élite  féministe et/ou académicienne, les plus visibles sur la scène publique comment faut-il les interpréter ?!

 Cette tâche est réservée aux adeptes de la Nahdha et aux salafistes à travers les réseaux sociaux où ils sont très présents.



Nous ne parlerons pas cette fois, faute d’espace et vu l’importance du sujet, d’une autre donnée, non moins importante qui concerne la nouvelle politique étrangère, instaurée par le pouvoir islamiste, qui semble rompre ou au moins réduire la coopération avec ce qui est communément appelé, les « pays frères et amis » pour s’investir plus envers d’autres partenaires, dont le Qatar, connu pour son rapprochement des USA qui appuient l’installation de régimes islamistes dans la région Moyen orientale.



Rien n’empêche une minorité de prendre le pouvoir



Autant de raisons donc qui laissent sceptiques. Les faits historiques nous montrent d’ailleurs, aujourd’hui encore, qu’une minorité peut, en effet, prendre et abuser d’un pouvoir. Et le cas de la République de Hongrie, pays d’une Europe moderne, en ce moment même, qui perd ses valeurs démocratiques à travers l’élaboration d’une constitution jugée rétrograde et sérieusement idéologique, menée par une droite majoritaire au parlement mais qui ne représente pas le peuple en termes de potentiel électoral national, nous donne matière à méditer. Selon ce que rapportent les médias sur place, parmi les premières mesures qu’a prise la droite en arrivant au pouvoir, il y a d’abord l’encadrement de la presse, par l’utilisation de pressions « économiques ou techniques pour mettre un peu plus au pas » après en avoir déjà abusé à des fins électorales. Méthodes sournoises, dont nous ne sommes pas dépaysés en Tunisie, et que, visiblement, nous n’allons pas oublier de sitôt.



Dès lors, le parallèle devient aisé. La Nahdha est, certes, majoritaire à l’Assemblée constituante, mais n’a obtenu, en fait, que 35% de voix aux élections du 23 octobre dernier sur les 70%  potentiels électeurs, dont plus de 40% d’abstentionnistes.

Et afin de pallier à toute surprise, aux prochaines échéances électorales, rien, en effet, n’empêche la mouvance islamiste de mettre tous les atouts de son côté. Les médias semblent être le dernier maillon de la chaîne de sécurité. Il s’agit surtout de s’outiller afin de s’opposer à toute éventuelle prise de conscience populaire d’ici là, car qui sait, les abstentionnistes risquent de voter aux prochaines échéances électorales, mais cette fois en faveur des valeurs démocratiques, qu’ils réalisent précarisés, et les déçus de la Nahdha risquent eux aussi, de leur côté, de se détourner d’un parti qui n’a pas respecté ses promesses électorales sur le plan économique et social.



Conclusion



D’autres éléments nous échappent certainement à l’écriture de cette réflexion, mais nous avons suffisamment de mobiles, un peu plus d’un mois depuis l’arrivée des islamistes au pouvoir,  pour penser, qu’effectivement, la Nahdha a des intentions qui ne rassurent aucunement un peuple qui ne cherche qu’à se débarrasser définitivement de toute trace de la  dictature du RCD. Mais voilà que, justement, la mouvance islamiste, dans une démarche stratégique, se tourne vers les résidus de ce système pour asseoir le sien, dans la gestion de l’information. L’appréhension des journalistes, d’une façon particulière et des Tunisiens, d’une façon générale, a bien ses raisons d’être. La Nahdha,  n’ a-t-elle pas, déjà, dans cette même perspective, récolté, selon des sources concordantes, autour de 700 000 membres de l’ancien Parti-Etat qui auraient voté en sa faveur lors des élections du 23 octobre dernier. Les ministères-clés, que s’est accordé la mouvance islamiste, dont la justice et l’intérieur, ne grouillent-t-ils pas encore, jusqu’à ce jour, de responsables RCDistes, dont certains ont été même promus.



Ces derniers, appelés à rendre des comptes envers une population assoiffée de justice semblent avoir accepté, ou imposé ? Cette nouvelle règle du jeu qui leur permet d’une part, de conserver certains privilèges difficiles à céder après tant de temps de « paix » et, d’autre part,  nous l’aurons compris, d’échapper très probablement à la justice, grâce à une certaine forme « d’immunité » politique, pour services rendus.

Sachant que les hommes et les femmes de média n’échappent pas à cette logique, loin s’en faut, il paraît donc évident, et au vu de l’enchaînement des événements, que la récupération des entreprises publiques, dans un premier temps, on imagine, avec « ses hommes » ne vise rien d’autre que le but ultime d’une  durabilité politique,  que les observateurs, appellent d’ores et déjà, un coup d’Etat constitutionnel.



En guise de conclusion, il ne nous reste plus qu’à poser la question qui revient comme une rengaine à chaque fois où l’on traite des médias en Tunisie : les journalistes aujourd’hui, sont ils capables de laisser de côté leurs divergences personnelles au profit de la Nation, en procédant par l’absolue priorité et à travers ce qui leur revient de droit : l’appropriation du pouvoir de la presse, comme preuve, ne serait-ce que de citoyenneté ?!

Amel Bejaoui

(1) La question a été traitée ici même dans des articles précédents.